« Bellefleur est une région, un état de l'âme, et il existe vraiment; ses lois, sacro-saintes, sont tout à fait logiques »
Bellefleur de Joyce Carol Oates
traduit de l'anglais (États-Unis) / 1ère édition : 1980
Le Livre de poche (Biblio roman) / 976 pages / 9,50 euros
Bellefleur est le premier tome de la « trilogie gothique » de JCO, publié en 1980 et qu'elle appelait son « roman vampire » tant il l'avait « vidée de son énergie ». Les tomes suivants sont La Légende de Bloodsmoor (1985) et Les Mystères de Winterthurn (1987). Il s'agit d'une foisonnante chronique familiale qui s'étend sur 200 ans et contient un nombre affolant de personnages. Et c'est assurément un titre à part dans l'œuvre de JCO.
Bellefleur est le patronyme d'un aristocrate venu d'Europe à la fin du XVIIIème siècle (« ce cimetière pourrissant ») car il est banni par Louis XV. Exalté par la nature sauvage du nord de l'Amérique, Jean-Pierre Bellefleur fait fortune dans le commerce de houblon et achète de nombreuses terres. Son petit-fils Raphaël Bellefleur fait ériger un château démesuré et extravagant pour célébrer la richesse des Bellefleur et loger sa descendance. Mais une malédiction semble planer sur la famille : « les hommes de la famille Bellefleur ont des morts intéressantes. Ils meurent rarement dans leurs lits » (p. 64). Disparitions étranges et morts violentes émaillent donc la généalogie complexe des Bellefleur.
Émigration et construction d'un château sont les actes fondateurs de l'histoire collective des Bellefleur. Il s'agit d'une histoire teintée de surnaturel, bourrée de zones d'ombres (souvent victimes, les Bellefleur ne sont pourtant pas des agneaux !), où l'amour côtoie la folie et la trahison, où les hommes pratiquent la vengeance et les vendettas familiales. A travers cette fresque familiale, JCO raconte l'histoire de l'Amérique, de 1770 jusqu'au milieu du XIXème siècle : colonisation d'un territoire dont les indiens furent dépouillés, fin de l'esclavage, enrichissement d'émigrés pauvres, fortune puis déclin d'empires familiaux … les Bellefleur vont exercer une influence déterminante sur l'État de New York (fictive, évidemment !)
Mais JCO s'intéresse également aux destinées individuelles souvent étranges et excessives des Bellefleur (« Le caractère des Bellefleur, un mélange de passion et de mélancolie » p. 21) : un tueur en série, un original qui part se terrer dans les montagnes à la recherche de Dieu, un brillant scientifique, une femme éprise d'un vampire, un enfant clairvoyant … et Leah, jeune épouse fougueuse qui décide de restaurer l'empire des Bellefleur, quel qu'en soit le prix. La narration de JCO navigue (jamais chronologiquement) parmi toutes les branches de la généalogie des Bellefleur. Au début, j'ai été déstabilisée par les sauts dans le temps effectués (heureusement, mon édition propose un arbre généalogique !). Malgré tout, c'est tellement bien construit que l'on ne s'y perd pas et petit-à-petit JCO complète son récit : à la fin du roman, l'histoire intégrale du château de Bellefleur et de ses successifs habitants nous est livrée.
Bref ! Il s'agit d'une histoire vraiment foisonnante et passionnante. D'ailleurs, ce n'est pas UNE histoire mais une multitude d'histoires différentes que nous raconte JCO. Je mentirais si je n'avouais pas quelque déclin d'intérêt par moment (les longues pages sur les chevaux ou l'ermite Jédédiah par exemple).
Malgré tout, j'ai adoré l'ambiance gothique du roman qui rappelle certains classiques de la littérature anglo-saxonne : Mervyn Peake (sa série Titus d'Enfer) et La Maison aux sept pignons de Nathaniel Hawthorne (la malédiction qui plane, les pointes de fantastique …). Les thèmes chers à JCO sont déjà bien présents, en germe. Je conseillerai donc cet énorme roman aux amateurs de JCO (et surtout pas à ceux qui aimeraient commencer à découvrir cette auteure car Bellefleur n'est pas représentatif de son œuvre) mais également à ceux qui ont aimé les classiques cités ci-dessus.
Pour conclure j'ai beaucoup apprécié le choix original de l'éditeur concernant la couverture. Il s'agit d'une photographie (La Dryade, 1910) d'un photographe anglais, John Cimon Warburg (1867 – 1931), apparemment connu pour ses paysages étranges et envoutants.