" Il y a des moments où je ne vous déteste pas tout à fait " (de Isabel à Somerset Maugham)
Le fil du rasoir de William Somerset Maugham
Traduit de l'anglais : The Razor's Edge
Première parution : 1946
Points (Signatures) / 416 pages / 10 euros
Après Evelyn Waugh, j'ai décidé de (re)lire une autre voie dissonante (et réputée cynique) de la littérature anglaise du début du XXème siècle. Si j'avais trouvé Retour à Brideshead plombé par les tabous de l'auteur, Sur le fil du rasoir est une autre pair de manche puisque Somerset Maugham y fait preuve d'une liberté et d'une modernité notables (dans la psychologie des personnages, l'évocation de la sexualité ou de leur rapport à l'argent)
William Somerset Maugham (1874-1965) :
C'est un écrivain britannique cosmopolite, un mondain et un curieux, affligé d'un bégaiement « hérité d'une adolescence au cours de laquelle il perdit coup sur coup sa mère puis son père. Derrière l'accent affecté, vous découvririez un bloc d'émotions ». « Choqué par le scandale que provoqua en Angleterre l'homosexualité d'Oscar Wilde, qu'il admire beaucoup, il décide de quitter le pays et de sillonner le monde. » Somerset Maugham voyagea sa vie durant en Europe (souvent en France) et dans le monde. A découvrir dans la préface instructive de Pierre Assouline.
Somerset Maugham se met en scène :
Dans Sur le fil du rasoir, il déclare nous conter une histoire dont il a été lui-même le témoin privilégié. Bien que déstabilisant, c'est un procédé narratif que j'ai apprécié puisqu'il laisse sous-entendre qu'il s'agit d'une histoire authentique.
Une galerie de personnages psychologiquement fouillés :
Sur le fil du rasoir raconte les destins d'une poignée d'hommes et de femmes « sans importance sociale particulière » (p.53), de la fin de la Première Guerre mondiale à la fin des années 30. Tous sont issus de la grande bourgeoisie américaine.
Il y a Elliott Templeton, le mondain célibataire impénitent (assez ridicule) mais fervent catholique et dévoué à sa famille, finalement très touchant.
Il y a les amoureux (presque encore des enfants) : Isabel, la nièce d'Elliott, et Larry. Ils sont fiancés mais Larry, traumatisé depuis son retour de la Guerre, refuse de s'établir. Il souhaite voyager, lire, philosopher … C'est un être spirituel, détaché des réalités matérielles, une belle âme. Au contraire, Isabel est une américaine pragmatique (et légèrement superficielle) « jamais je n'épouserais un oisif » (p.69). « Isabel ne pensait pas à l'argent, car elle n'avait jamais connu la moindre privation; mais elle avait la notion instinctive de l'importance du bien-être matériel. L'argent signifiait le pouvoir, l'influence et la situation mondaine. De toute évidence, un homme avait le devoir d'en gagner » (p.69). Ils s'aiment avec l'exubérance de la jeunesse mais pourront-ils accorder leurs tempéraments opposés ?
Contrairement à ce que je pensais en commençant ma lecture, Sur le fil du rasoir n'est pas qu'une histoire d'amour contrariée : Somerset Maugham l'explique en conclusion : « je n'ai raconté ni plus ni moins qu'une histoire qui finit bien où tous mes personnages ont finalement atteint l'objet de leurs efforts » (p.415) (qui n'est pas forcément l'amour). Or certains personnages sont attachants malgré leurs faiblesses, d'autres sont agaçants … mais laissent rarement indifférents.
La peinture vivante d'une société en plein changement :
J'ai apprécié le contexte historique de l'entre-deux-guerres, où l'époque guindée des survivances victoriennes laisse progressivement la place à une société nouvelle. Avec Isabel, Larry et Elliott, on revit tout un pan de l'Histoire américaine : les industriels de la région de Chicago, la frénésie américaine pour la spéculation financière, le Krach boursier d'octobre 1929 et ses conséquences dramatiques, les bouges d'artistes de Montparnasse, l'encanaillement des couples aisés dans les bas-fonds parisiens des Années folles, la vie mondaine qui se déplace vers la Riviera et l'apparition des cocktails, les débuts des fortunes liées au pétrole … Somerset Maugham dépeint avec une attention et une tendresse particulière la France qu'il aime tant. En 1943, alors qu'il rédige Sur le fil du rasoir, il passe une retraite tranquille dans sa maison du Cap-Ferrat.
Pour conclure :
J'ai globalement aimé cette lecture même si le début manque de rythme et que certains passages (vers la fin) qui évoquent la religion et les croyances mystiques indiennes de Larry sont un peu longues. Entre les 2, on a un roman au style fluide qui ne manque pas de rebondissements. J'ai aimé également l'incroyable acuité avec laquelle Somerset Maugham (mal)traite ses personnages. Mais j'ai sans conteste préféré Servitude humaine du même auteur.